Une fois n’étant pas coutume, je vous propose de commenter une décision du Tribunal des Conflits relative au droit de préemption et, plus particulièrement, au pouvoir du juge civil pour apprécier la légalité d’une décision de préemption.

Je n’ai pas encore eu l’occasion d’évoquer le droit de préemption urbain ou du droit de préemption « ZAD » ou « pré-ZAD », lesquels relèvent pourtant du champ d’étude du droit de l’urbanisme (leur régime étant fixé par les dispositions du code de l’urbanisme). J’envisage de rédiger, en début d’année prochaine, un récapitulatif des arrêts et décisions importantes en matière de préemption, mais il s’agit d’un projet encore assez lointain.

Une des particularités de cette matière au sein du droit de l’urbanisme tient au fait que la mise en œuvre du droit de préemption relève à la fois de la compétence du juge administratif (au titre du contrôle de légalité de la décision de préemption) et de celle du juge civil (juge de l’expropriation, lorsqu’il s’agit de fixer la valeur du bien préempté ou juge du contrat).

Dans sa décision du 16 juin 2014 (req. n°3953), le Tribunal des Conflits a cependant atténué ce dualisme juridictionnel, en reconnaissant que le juge judiciaire, saisi du litige portant sur la vente du bien préempté, peut apprécier la légalité de la décision de renonciation à préemption, lorsque son illégalité est manifeste.

Les faits du litige principal étaient les suivants :

La communauté d’agglomération de la Rochelle avait exercé son droit de préemption sur un immeuble appartenant aux consorts S. Faute d’accord avec ces derniers sur le prix de la cession, elle a saisi le juge de l’expropriation, afin que ce dernier détermine la valeur du bien préempté. Suite à la décision du juge de l’expropriation, la communauté d’agglomération a considéré que le prix fixé par ce dernier était trop élevé et elle a entendu renoncer à exercer son droit de préemption. Considérant que cette décision de renonciation était tardive, les consorts B. ont assigné la communauté d’agglomération en vente forcée, au prix fixé par le juge de l’expropriation.

Bien qu’une telle action relève de la compétence du juge civil, la demande des consorts B. impliquait nécessairement que la légalité de la décision de renonciation à préemption soit appréciée. Le Préfet ayant élevé le conflit, le Tribunal des Conflits était saisi de la question de savoir si la contestation de la légalité de cette décision pouvait être examinée par le juge judiciaire (en l’occurrence, la Cour d’Appel de Poitiers) ou si ce dernier devait surseoir à statuer jusqu’à ce que la question préjudicielle soit tranchée par le juge administratif.

Le Tribunal des Conflits a retenu la première solution, en jugeant « qu’il apparaît manifestement, eu égard à la jurisprudence établie du Conseil d’État, qu’une telle contestation peut être tranchée par le juge judiciaire compétemment saisi du litige au principal ».

Pour bien comprendre cette décision, il est nécessaire de reproduire les considérants les plus importants de la décision :

« Considérant qu’en vertu du principe de séparation des autorités administratives et judiciaires posé par l’article 13 de la loi des 16-24 août 1790 et par le décret du 16 fructidor an III, sous réserve des matières réservées par nature à l’autorité judiciaire et sauf dispositions législatives contraires, il n’appartient qu’à la juridiction administrative de connaître des recours tendant à l’annulation ou à la réformation des décisions prises par l’administration dans l’exercice de ses prérogatives de puissance publique ; que de même, le juge administratif est en principe seul compétent pour statuer, le cas échéant par voie de question préjudicielle, sur toute contestation de la légalité de telles décisions, soulevée à l’occasion d’un litige relevant à titre principal de l’autorité judiciaire ;

Considérant que ces principes doivent être conciliés tant avec l’exigence de bonne administration de la justice qu’avec les principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions, en vertu desquels tout justiciable a droit à ce que sa demande soit jugée dans un délai raisonnable ; qu’il suit de là que si, en cas de contestation sérieuse portant sur la légalité d’un acte administratif, les tribunaux de l’ordre judiciaire statuant en matière civile doivent surseoir à statuer jusqu’à ce que la question préjudicielle de la légalité de cet acte soit tranchée par la juridiction administrative, il en va autrement lorsqu’il apparaît manifestement, au vu d’une jurisprudence établie, que la contestation peut être accueillie par le juge saisi au principal ; »

La compétence du juge civil pour apprécier la légalité de la décision de renonciation à préemption, qualifiée d’acte administratif, est ainsi une exception au principe général issue de la vénérable jurisprudence Septfonds (T. Confl., 16 juin 1923, req. n°00732). Ce principe connaissait déjà une atténuation avec la jurisprudence SCEA du Chéneau (T. Confl., 17 octobre 2011, req. n°3828), dont la décision commentée fait application. Le Tribunal des Conflits avait alors jugé que « si, en cas de contestation sérieuse portant sur la légalité d’un acte administratif, les tribunaux de l’ordre judiciaire statuant en matière civile doivent surseoir à statuer jusqu’à ce que la question préjudicielle de la légalité de cet acte soit tranchée par la juridiction administrative, il en va autrement lorsqu’il apparaît manifestement, au vu d’une jurisprudence établie, que la contestation peut être accueillie par le juge saisi au principal ».

Comme dans l’affaire SCEA du Chéneau, le Tribunal des Conflits fonde sa décision sur « l’exigence de bonne administration de la justice » ainsi que sur « les principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions, en vertu desquels tout justiciable a droit à ce que sa demande soit jugée dans un délai raisonnable ». Il convient en effet d’épargner au justiciable les délais inhérents à la question préjudicielle portant sur la légalité de la décision administrative lorsque cette question peut manifestement être tranchée par le juge civil, qui peut s’appuyer sur une jurisprudence administrative bien établie. Le Tribunal des Conflits fait ainsi preuve de bon sens, pour préserver un droit reconnu – rappelons-le – sur le fondement de l’article 6§1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

La compétence du juge civil pour examiner la contestation de légalité de l’acte administratif est cependant limitée à l’hypothèse où « il apparaît manifestement, au vu d’une jurisprudence établie, que la contestation peut être accueilli » par ce dernier. Dans le cas présent, le Tribunal des Conflits rappelle ainsi qu’ « il résulte d’une jurisprudence établie du Conseil d’État que la décision par laquelle une personne publique renonce à exercer son droit de préemption à l’expiration du délai légal de deux mois après l’intervention d’une décision juridictionnelle devenue définitive fixant le prix de la cession est entachée d’illégalité ». Le point de droit ayant déjà été tranché et ne posant aucune difficulté d’interprétation ou d’appréciation, la pertinence d’une question préjudicielle était en effet discutable.